Bouleversements internes avant la guerre
Au milieu de l’été de 1914, suivant la logique mécanique des alliances internationales en jeu, la prolongation du conflit entre la monarchie des Habsbourg et les Slaves du Sud a débouché sur une énorme conflagration. À la fin du XIXe siècle, les mouvements nationalistes de l’Empire austro-hongrois s’étaient emparé de l’imaginaire de plusieurs. Dans les territoires qui deviendraient la Yougoslavie, c’est avec force qu’ils sont apparus. Leurs objectifs étaient la chute du pouvoir de la monarchie des Habsbourg pour surmonter la féodalité des structures économiques et sociales de l’empire et pour effacer la fragmentation et l’assujettissement des entités nationales au sein de l’empire. La Slovénie, la Dalmatie et la Banat et Bačka étaient dominées par l’élite germanophone, italienne et hongroise. Le même phénomène avait lieu chez les spahis turcs de Serbie et les beys musulmans de Bosnie. La Croatie n’était guère plus qu’un « pachalik » hongrois, dirigé par une cynique corruption et une force brutale. Les Croates étaient unis par leur forte opposition à la classe dirigeante magyare hongroise, ainsi qu’à la cour de Vienne, cour qui avait sacrifié les ambitions nationales des Croates dans le cadre d’un accord conclu avec la Hongrie après 1848. Le 7 décembre 1914, le jour même où l’armée austro-hongroise avait subi une cuisante défaite aux mains d’un ennemi jugé bien inférieur, le gouvernement serbe de Niš déclara son premier objectif de guerre comme étant la « libération et l’unification de tous nos frères assujettis : Serbes, Croates et Slovènes ».
La répression interne autrichienne des soldats et des civils
Pendant la guerre, sur les territoires régis par la double monarchie des Habsbourg, il y avait de puissants mouvements nationalistes révolutionnaires inspirés de l’agitation des nationalistes tchèques. Pensant qu’il était impossible d’arrêter l’avancée des troupes tsaristes russes, l’armée austro-hongroise réagit en imposant des mesures profondément répressives. À l’automne de 1914, rien qu’en Moravie, plus de cinq cents procès pour haute trahison ont été engagés; on y a prononcé des peines capitales et des exécutions avaient lieu régulièrement. L’offensive austro-hongroise de Gorlice-Tarnow du début de mai 1915 a retardé à ce moment la menace d’une autre invasion russe, bien que la machine judiciaire de l’arrière-pays tchèque se démenait singulièrement : la loyauté et le patriotisme devaient être imposés aux peuples susmentionnés. Quotidiennement, les cours martiales rendaient des soi-disant jugements sanguinaires contre les soldats, tout comme les civils. Un réseau étroit d’espions avait été mis sur pied et une véritable guerre d’oppression et de censure était menée contre la littérature tchèque.
S’en est ainsi suivi une agressive bataille contre les « ennemis internes », parallèle à la lutte de l’empire contre ses ennemis externes, par laquelle la monarchie a déclaré la guerre à ses propres citoyens. Sur les territoires tchèques, ainsi que sur ceux des Slaves du Sud, chaque soldat slave ou militaire dans les rangs de l’armée multinationale austro-hongroise était considéré par le corps des officiers autrichiens et hongrois comme un traître potentiel. Étudiants, prêtres orthodoxes, professeurs et intellectuels soupçonnés de patriotisme Yougoslave, ainsi que les paysans illettrés étaient accusés et arrêtés, ou emmenés dans des camps d’internement spéciaux.
Fiascos militaires austro-hongrois en 1914
La brutalité excessive de ces actes et une hystérie entourant les espions, frisant la psychose, étaient causées en bonne partie par les fiascos militaires inimaginables et dramatiques dont l’armée austro-hongroise a été victime à l’automne de 1914. Pris dans la notion prémoderne de la guerre, le maréchal Potiorek avait concentré ses attaques principales en Serbie et contre les Russes en Galicie, ces dernières échouant de manière désastreuse. Après seulement quelques mois de combat, les quatre armées austro-hongroises déployées au front nord-est ont été réduites à la taille et au poids d’une simple milice. Des 50 000 officiers estimés, environ 22 000 ont été soit blessés, tués ou faits prisonniers de guerre. À la fin de 1914, les trois quarts des soldats entraînés avaient subi le même sort. Des divisions avaient été réduites à la taille de bataillons, d’entiers régiments à celle de compagnies et des unités individuelles avaient en fait été décimées. Au cours de la première année de guerre, environ 1,8 million de soldats sont morts en Serbie, en Galicie et dans les Carpates. L’ancienne armée professionnelle de l’Autriche-Hongrie avait été anéantie. Il n’y avait plus suffisamment de personnel qualifié pour la reconstituer entièrement, particulièrement chez les hauts gradés, jusqu’à la fin de la guerre. À la suite du choc de ces pertes, l’enthousiasme initial pour la guerre disparut rapidement pour faire place à une attitude défaitiste latente des troupes, ainsi que d’une grande partie de la population. Graduellement, on reconnaissait l’impuissance de l’effort de guerre des pouvoirs centraux. Ainsi, Ludwig Wittgenstein, qui était étroitement lié au milieu académique de Cambridge et qui était ami avec deux des plus importants philosophes de son temps, Bertand Russell et George Edward Moore, écrit de manière mémorable dans ses Carnets « secrets » codés le 25 octobre 1914 : Je ressens aujourd’hui plus que jamais une terrible tristesse pour la situation de notre race - nous, les Allemands! C’est parce que je suis bien certain qu’il nous sera impossible de tenir contre les Anglais. Les Anglais - la meilleure race au monde - ne peut perdre! Pourtant nous pouvons perdre et nous allons perdre, si ce n’est cette année, dans les années à venir alors! La pensée de voir de notre race défaite me déprime énormément, car je suis Allemand jusqu’à la moelle!
Une humeur défaitiste au sein de l’armée
À la fin de la guerre, l’esprit de solidarité des officiers et des hommes envers l’effort de guerre impérial s’était évanoui. Après quatre ans de lutte, l’effondrement complet de la discipline militaire avait précipité la désintégration de l’armée multinationale de l’empire qui avait longtemps été un instrument si puissant du règne impérial et, avec sa chute, celle de la monarchie même. Malgré tout, les positions de l’armée sur la Piave, à la frontière de l’Italie, ont été maintenues et de grandes parties de la Pologne, de l’Ukraine, de la Serbie, de la Roumanie, du Monténégro et de l’Albanie sont demeurées occupées. Toutefois, les signes d’épuisement grandissant et d’atténuation se multipliaient. Tout comme les effectifs, la réserve de munition était également épuisée. Les uniformes étaient en lambeaux. La faim mettait un frein aux actions militaires efficaces et la désertion devenait un phénomène de masse. Aussi tard qu’en juin 1918, une importante offensive débuta en Italie. Mais avec de nombreuses victimes, elle n’a fait que prouvé que l’armée austro-hongroise se désintégrait. À ce moment, au cinquième automne de la guerre, les actes collectifs d’insubordination qui survenaient étaient pratiquement du jamais vu dans l’histoire militaire : faisant fi des ordres, les troupes quittèrent leur position en flots pour fuir vers leurs pays. La défaite, la démobilisation et tant les révolutions sociales que nationales allaient de pair.
Suppositions erronées du haut commandement
De plus en plus déchirée par les luttes de ses nombreuses nations internes, la double monarchie avait espéré résoudre le conflit interne continu en faisant la guerre. Toutefois, le haut commandement de l’armée et l’élite politique n’avaient pas vraiment été préparés à la réalité de la Première Guerre mondiale. Ils n’avaient bien évidemment pas saisi la nature moderne de la guerre mécanisée de masse et ils étaient incapables d’adapter leur stratégie, leurs tactiques et leur logistique. Des centaines de milliers de soldats ont été envoyés sans raison à leur mort parce que le haut commandement s’accrochait obstinément à des doctrines typiques, essentiellement prémodernes, pour diriger la guerre. Il se préoccupait peu des effets dévastateurs de la technologie d’armement de pointe. L’arrière-pays était tenu en échec par des mesures considérables. L’enthousiasme initial à faire la guerre était rapidement retombé à la suite de la suspension de la Constitution, des violations constantes à la loi, de la censure excessive de l’information et des opinions, de la réglementation militaire des usines et, par-dessus tout, des horreurs inimaginables des champs de bataille. Dans un essai écrit environ six mois après le début de la guerre, Sigmund Freud témoignait de la désillusion de la guerre. Selon Freud, la guerre dans sa furie aveugle écrasait tout sur son passage, comme s’il ne devait plus y avoir d’avenir ni de paix à nouveau. La nation belliqueuse était coupable de toute l’injustice et la violence : « Jamais encore un événement n’avait détruit tant de biens précieux communs à l’humanité, frappé de confusion tant d’intelligences parmi les plus claires, si radicalement rabaissé ce qui était élevé ». Les collectivités des hommes, des peuples et des états avaient demandé l’obéissance extrême et le sacrifice des individus, tout en abandonnant les limitations morales dans leurs interactions les uns avec les autres. L’injustice avait été légitimée nationalement et monopolisée par l’état. Selon Freud, lorsque les réussites des civilisations résultant de la suppression et de la sublimation des pulsions primitives avaient été suspendues (bien que provisoirement), les humains étaient enclins à commettre des actes de cruauté, de fourberie, de traitrise et de brutalité qui étaient entièrement à l’encontre de leurs cultures en temps de paix. Le grand poète Rainer Maria Rilke a résumé cela de la manière la plus frappante lorsqu’il a dit que le monde était tombé entre les mains de l’homme (Die Welt ist in die Hände der Menschen gefallen).
Les suites
Après quatre ans de meurtres de masse de la Première Guerre mondiale, les peuples horrifiés et traumatisés ont entrepris de détruire l’ordre mondial établi et la religion; ils aboliraient ou redéfiniraient les empires, les dynasties, les ordres sociaux et les valeurs qui avaient duré depuis des siècles. La guerre de masse a provoqué une série de révolutions : technologique, sociale et culturelle, en politique tout comme en économie, dans les entreprises de production, ainsi qu’au sein des populations. Une libération immense d’énergie politique et sociale a alors suivi, signifiant également un départ artistique et intellectuel sans précédent des normes antérieures. Toutefois, en conséquence du traumatisme européen collectif, d’autres événements se sont produits : la militarisation de la politique, la naissance de régimes autocrates et de dictatures totalitaires, les génocides et une autre guerre mondiale d’extermination.
Wolfgang Maderthaner